jeudi 17 mars 2011

Ali Boumahdi, Romancier du Titteri (1934-1994)


Ali Boumahdi est né le 17 mai 1934 dans le village de Berrouaghia, situé au sud de Médéa. A cette époque, l’ordre colonial régnait en Algérie, et les paysans du Titteri, expropriés de leurs terres, étaient exploités par les colons français. Alors que tous les enfants européens sont scolarisés, bien peu de jeunes musulmans ont accès à l’enseignement. Pourtant Ali Boumahdi échappera à la misère, grâce à l’obtention de certificat d’études, une véritable prouesse pour un jeune musulman, dont les camarades de jeu sont condamnés à l’illettrisme. Ce diplôme lui ouvre les portes de l’enseignement secondaire, du savoir, et finalement de la liberté. Il a laissé un témoignage de sa jeunesse dans Le village des asphodèles, récit autobiographique publié en France en 1970.
Il faut préciser que ce parcours n’est pas le fruit du hasard: il a été rendu possible grâce à trois facteurs déterminants. Le premier est d’ordre familial. En effet, Ali était l’aîné de huit enfants, quatre garçons et quatre filles. A ce titre, il a eu droit à beaucoup d’égards et de largesses de la part de ses parents, qui l’ont encouragé et lui ont financé ses études en France. D’après sa mère, Khadoudja, il était doué dès son plus jeune âge et était toujours le premier de la classe; mais quelquefois, la maîtresse la classait en seconde position car il ne respectait pas toujours la discipline. Le second facteur est d’ordre social. Ali appartenait à deux grandes familles aisées. Son père Kaddour était propriétaire à Oued Chaïr de terres fertiles (nommées dans le roman les terres du “fleuve d’orge”) qui produisaient en abondance blé et amandes. De plus, Kaddour gérait avec son frère Saïd une épicerie qui leur procurait café, huile, sucre, et tissu. Quant à Khadoudja, elle était issue d’une famille bourgeoise dont le père, M`hamed Zoubiri, riche propriétaire de Médéa, exportait des moutons vers la France. Enfin, le troisième facteur est d’ordre culturel. Kaddour, lui même fils de cadi, était cultivé; il appréciait la poésie et lisait les grands auteurs arabes. Et du côté de la famille maternelle, la culture était aussi très présente puisque M`hamed Zoubiri a beaucoup oeuvré pour l’enseignement de la langue arabe; il a également participé aux activités de l’association des Ulémas Musulmans Algériens créée par le célèbre savant réformateur Ibn Badis. M`hamed Zoubiri a aussi ouvert une médersa qui est encore en activité aujourd’hui et porte son nom. Voilà les éléments favorables qui ont facilité la destinée particulière du jeune Ali.
C’est au moment où éclate la guerre d’indépendance algérienne qu’Ali Boumahdi part pour la France afin de poursuivre des études supérieures d’anglais, à la Sorbonne. Au cours de sa première année à Paris, il rencontre une jeune française, Nicole Picard, inscrite comme lui en propédeutique. Issue de la petite bourgeoisie de la région de Meaux (ses parents sont instituteurs), Nicole est une jeune fille brillante qui a collectionné les prix d’excellence au lycée de Meaux et remporté le premier prix d’anglais au concours général. Pour des raisons politiques, le début de leur relation va s’avérer des plus difficiles. On peut aisément imaginer les obstacles qui vont se présenter au jeune couple alors que la France et l’Algérie sont en guerre. Ali est obligé de s’exiler à Londres en 1958. Cet exil forcé lui permet néanmoins de se perfectionner en anglais, et sa remarquable maîtrise de la langue de Shakespeare (un de ses auteurs préférés, qu’il se plaisait à citer) lui permet d’obtenir le CAPES à son retour en France.
Après un mariage célébré à Londres, le premier enfant du couple, Malik Tahar Ali naît à Paris le 14 janvier 1959. C’est en région parisienne à Creil que naît Safia, le 20 octobre 1960. Lorsque l’indépendance de l’Algérie est proclamée en 1962, la petite famille part s’installer à Blida, où naîtra le troisième enfant, Christophe Sélim, le 5 mars 1965. Alors qu’Ali enseigne au lycée Ibn Rushd de Blida, Nicole occupe un poste dans une localité éloignée qui l’oblige à faire beaucoup de route, une situation qui rend la vie quotidienne pénible alors qu’il y a trois jeunes enfants à élever. D’une santé fragile, Malik ne s’adapte pas à la vie en Algérie et est pris en charge par ses grands parents maternels, dans la petite localité bretonne de Saint-Briac (Ille-et-Vilaine). Pour toutes ces raisons, le couple décide de revenir s’installer définitivement en France à la rentrée 1966, et c’est à Vannes (Morbihan) qu’Ali et Nicole obtiennent un double poste de professeurs d’anglais.
Coupé de ses racines, Ali Boumahdi se met à l’écriture, animé par l’envie et le besoin de porter témoignage sur son enfance de jeune algérien dans le Titteri des années cinquante. Ce n’est pas un mince exploit que d’écrire dans une langue étrangère un récit dont la qualité littéraire le classe parmi les finalistes du Prix Goncourt l’année de sa publication en 1970. C’est cependant Michel Tournier qui remporte le prix, pour son roman Le roi des Aulnes. Il n’est pas incongru de penser que ce n’est pas seulement pour des raisons strictement littéraires que le jury du Goncourt a finalement choisi Michel Tournier: dans le contexte post-colonial de l’époque, était-il pensable que le prix le plus prestigieux de la langue française soit décerné à un maghrébin?
Le roman connaîtra cependant un très vif succès et sera rapidement épuisé. Amoureux de la langue et de la littérature, Ali Boumahdi se remettra à l’écriture en 1982, élaborant un récit de fiction cette fois, dans la tradition du conte oriental. C’est L’homme-cigogne du Titteri, publié aux éditions Le Centurion. Précisons que l’éditeur du Village des asphodèles, Robert Laffont, n’avait pas voulu publier L’homme-cigogne du Titteri sous le prétexte que la fin du roman présentait une difficulté de compréhension pour le lecteur. C’est la raison pour laquelle Ali Boumahdi, ayant naturellement refusé de modifier son récit, a dû se résoudre à le faire publier par une maison d`édition modeste et inconnue du grand public. Malgré un court compte-rendu paru dans le journal Le Monde, le peu de publicité fait au roman explique que celui-ci n’ait pas rencontré l’écho qu’il méritait. Je me souviens que mon père en a gardé une vive et légitime amertume. Doué pour l’écriture et possédant un réel sens du récit, sa vie aurait été changée si son talent d’écrivain avait été respecté et reconnu. Il me parlait souvent d’un troisième récit qu’il projetait d`écrire, autour de la légende maghrébine “de l’enlèvement des jeunes mariés”: les circontances de la vie en ont décidé autrement et ce troisième roman ne verra jamais le jour.

Lassé par l’enseignement, Ali Boumahdi décide de passer le concours d’aptitude aux fonctions de chef d’établissement. Ayant réussi le concours, il est nommé pour son premier poste au collège de l’Isle-sur-le Doubs, localité située à mi-chemin entre Belfort et Besançon dans l’Est de la France. C’est là une des spécialités de l’Education Nationale que de récompenser l’effort de formation et promotion professionnelle par un exil forcé dans des contrées perdues... Après deux années passées dans les neiges du Jura, la famille Boumahdi est de retour en Bretagne en 1972, au Relecq-Kerhuon (Finistère), où Ali est nommé Directeur de Collège. Après dix années de bons et loyaux services, mon père attend une reconnaissance de la part du Ministère, en postulant pour l’étranger. Plusieurs années de suite, il demande un poste de proviseur dans l’établissement d’un pays arabe, aux Emirats Arabes Unis, en Arabie Saoudite au dans un pays du Proche–Orient. En vain. Voilà quelle fut la récompense du ministère: la direction de l’un des établissements les plus difficiles de France, le collège Jean Jaurès de Montfermeil, en Seine Saint Denis. Plus de vingt-cinq nationalités différentes, dont une majorité d’Algériens et de Marocains. Le Ministre de l’Education Nationale a sans doute estimé que mon père pourrait être plus utile en France qu’à l’étranger: ses racines maghrébines, le fait que l’Arabe soit sa langue maternelle et qu’il connaisse en profondeur la culture, les coutumes et la mentalité arabes, tout cela devait lui permettre de résoudre les conflits récurrents dans ce collège de la banlieue parisienne.
En effet, les problèmes ne manquent pas: délinquance, drogue, rackets, incestes, violence… Ce sont là les fruits d’une “politique d’intégration” remarquable par son efficacité, qui parque dans des cités-ghettos, des jeunes “issus de l’immigration”, qui ne se sentent ni d’ici ni de là-bas… Je me souviens que mon père a accueilli cette nomination avec beaucoup d’amertume, de ressentiment et de déception. Dans la majorité des cas en effet, un professeur qui se consacre à l’enseignement d’abord, fait ensuite l’effort de passer le difficile concours de chef d’établissement, remplit ses fonctions avec dévouement et conscience professionnelle, se voit généralement récompensé en fin de carrière par un poste à l’étranger si celui-ci en fait la demande. Encore une fois, le fait d’être né de l’autre côté de la Méditerranée aura été un obstacle à son épanouissement personnel et aboutira au gâchis de compétences intellectuelles et humaines indéniables.
Mais aprés une période de profond abattement bien légitime, mon père décide d’accepter le poste et se met à la tâche avec toute l’énergie dont il est capable. Très vite, il se reconnaît dans ces jeunes de banlieue en révolte contre la société, l’ordre établi, les privilèges, et doivent affronter mille difficultés liées à la pauvreté, au déracinement, et bien souvent, à l’analphabétisme des parents. Que de fois mon père m’a raconté qu’ayant convoqué dans son bureau les parents d’un élève faisant l’objet d’une sanction disciplinaire, ceux-ci ne pouvaient s’exprimer que dans la seule langue arabe! Dans ces cas-là, il faut bien avouer que d’être arabophone était un atout irremplaçable pour régler les problèmes. Mon père était évidemment conscient que l’école, l`éducation et le savoir étaient la seule chance à saisir pour ces jeunes-gens. Ainsi, par exemple, lorsqu’a éclaté l’affaire du “voile islamique”, mon père a aussitôt été plaider le sort des jeunes maghrébines auprès du Rectorat d’Académie, demandant que l’autorisation de porter le foulard leur soit accordée, la priorité pour elles étant de pouvoir continuer leurs études. Le conseil d’Etat lui a donné raison.
La première chose qui a révolté mon père lorsqu’il a pris ses fonctions au collège de Montfermeil, c’était l`état de délabrement des bâtiments: pour l’avoir visité, je peux témoigner des trous béants dans le revêtement de la cour de récréation, des plafonds qui suintaient d’humidité et du caractère presque insalubre de son logement de fonction. L’état des salles de cours n’était guère meilleur, et l’on peut imaginer que de passer son quotidien dans un tel environnement ne devait guère envourager élèves et enseignants à s’investir dans l’acquisition et la transmission du savoir. Décidant à juste titre que les conditions de sécurité n’étaient pas assurées, et qu’il était indigne d’obliger la communauté scolaire à travailler dans de telles conditions, mon père a jeté ses dernières forces dans un projet qui reste à son honneur: obtenir les crédits pour la construction d’un collège neuf. En plus de sa difficile fonction de chef d‘un établissement dont le fonctionnement quotidien relevait de la prouesse, voilà donc Ali Boumahdi livrant bataille auprès des différentes administrations compétentes en la matière afin d’atteindre l’objectif qu’il s´était fixé. Ce n’était pas une mince affaire car la mairie était de droite et le Conseil Général de gauche: les politiques ont donc fait de la création du collège un enjeu politique, chacun voulant en tirer profit pour sa propre cause, sans aucune considération pour l’intérêt des jeunes. Dans ces années-là, l’Enseignement n’était pas une priorité pour le gouvernement, et encore moins dans les zones dites “sensibles” de la banlieue parisienne. Il faut avouer, hélas, qu’à l’heure où nous écrivons ces lignes, la situation n’a pas changé, ou plutôt si: elle est encore pire...
Après des années de lutte, d’incessantes allées et venues entre les élus ennemis, déployant des trésors de patience, d’endurance et de diplomatie, tel l’homme-cigogne du Titteri, Ali Boumahdi a vu ses efforts récompensés: en 1993, les élèves de Montfermeil faisaient leur rentrée dans un collège flambant-neuf.
Mon père ne passera qu’un an dans son nouveau logement de fonction. L’heure de la retraite avait sonné et en juillet 1994, il est de retour dans sa maison de Plougastel. Mais la formidable énergie qu’il a dû déployer au cours de ses années parisiennes a eu raison de sa santé: faisant de son combat en faveur des jeunes maghrébins son unique pirorité, il a négligé de prêter attention à une maladie dont pourtant les symptômes étaient présents. Trois mois après son admission à la retraite, il meurt d’un cancer foudroyant à l’hôpital de Brest.

Pour clore cette esquisse biographique, je souhaite ajouter qu’en dehors de l’écriture et de la littérature, mon père avait le goût des belles choses. De nos nombreux voyages familiaux en Angleterre et en Ecosse, il rapportait toujours de fines porcelaines de l’époque victorienne. Je me souviens aussi d’un retour vers la France avec, sur le toit de la 2 CV, cinq chaises de pub anglais en acajou. C’est lorsque nous étions dans le Jura que mon père a commencé à collectionner les meubles anciens. Il a rapatrié en terres bretonnes un magnifique buffet Francomtois à deux corps du dix-huitième siècle, aux pieds en forme de toupie, ainsi que des armoires et des horloges encore en état de marche. L’une d’entre elle, en chêne foncé, a provoqué un soir un fou rire général: à minuit, elle s’est mise à sonner à toute volée, et il a bien fallu en arrêter le mouvement lorsque les coups ont dépassé la centaine! Puis, lorsque mes parents ont fait construire la très spacieuse maison de Plougastel (300 m2), mon père l’a peu à peu meublée de vaisseliers, d’armoires, de commodes, buffets, vitrines, chevets, bibliothèques, coffres et fauteuils de différents styles, mais tous anciens et de grande valeur. Sans parler de la vaisselle fine, de Sèvres ou de Limoges, miroirs art-déco, livres anciens, lithographies et tableaux. Pas un antiquaire ou un brocanteur qui n’ait eu droit à sa visite lorsque l’occasion s’en présentait.
Il avait le goût des voyages et rapportait toujours des régions et pays visités (Yémen, Yougoslavie, M’zab, Espagne, Portugal, Italie...) de nombreux objets d’art authentiques et raffinés. C’était un régal de l’entendre raconter des anecdotes de ces voyages; son imagination transformait les moindres péripéties en aventures extraordinaires. Son humour, sa finesse et sa profonde connaissance de l’humain faisaient de ses récits de purs moments de bonheur. Il avait vraiment l’art de raconter. Je me souviens également de la facilité avec laquelle il liait des contacts amicaux et privilégiés. Il avait acheté une fermette dans les Monts d’Arrée, à Hanvec, dans un hameau qui ne comptait que quelques dizaines d’habitants. Sa présence inattendue allait très vite piquer la curiosité des paysans de ce coin de la Bretagne profonde, dont certains anciens parlaient très peu le français, ou avec un accent savoureux qui rendait les échanges souvent problématiques. Lorsque mon père a eu fini (comme diraient les Bretons) de restaurer la fermette, tout le village a défilé pour admirer la première salle de bains de Goulaouren. S’étant très vite attiré la sympathie des deux personnalités du coin, Shön et Mme Bourrel, qui se détestaient cordialement, il organisait chaque samedi soir des veillées au coin du feu, et les langues allaient bon train dans des duels oraux au cours desquels chacun fustigeait les défauts de l’autre. L’un comme l’autre rivalisait de son talent d’orateur pour garder l’aura de la “personne la plus importante du village” et mon père avait le don de les faire parler, d’aiguiser leur animosité réciproque empreinte d’une admiration mutuelle sincère mais soigneusement dissimulée. C’étaient des personnes authentiques et attachantes comme mon père les aimait. Lors de ces soirées, il s’initiait à la sagesse de ces fermiers bretons dont la vie était si rude, se faisait décrire les rythmes de vie selon les saisons, les pratiques agricoles, les coutumes et croyances, le rapport à la vie, à la mort, à la nature et aux animaux, et il n’était pas rare, au détour de la conversation, de découvrir des points communs entre cette culture paysanne et celle que mon père avait pu connaître au cours de son enfance dans le Titteri.
Fin gourmet, il appréciait la bonne cuisine, avec une prédilection pour les pâtisseries au miel, les biscuits au gingembre et le cake anglais. Il aimait aussi cultiver son jardin: il était capable de passer des heures assis à même la terre, à nettoyer et soigner le carré de rosiers qu’il avait plantés devant la maison.
Par ces quelques lignes, j’ai voulu ébaucher le portrait de ce père que j’ai profondément aimé et témoigner de son parcours singulier: un homme hors du commun, un homme de culture, d’esprit et de coeur dont la mémoire reste vivante chez tous ceux qui l’ont connu.

Safia Boumahdi, Nerja, le 8 mars 200